- DÉCADENCE (IDÉE DE)
- DÉCADENCE (IDÉE DE)Longtemps hantée par le déclin et la chute de l’Empire romain d’Occident, la réflexion sur la décadence est solidaire d’une méditation sur l’Histoire dans laquelle elle s’inscrit. Elle l’est également de spéculations sur le destin des civilisations dont le devenir est souvent interprété à partir d’un modèle unique qui se résout en une métaphore organiciste: les individus vieillissent, les espèces dégénèrent, les États périclitent.En raison de la multiplicité des registres où elle se trouve appréhendée, de la diversité des critères de la dégénération, du décours, du déclin, en raison aussi du contenu émotionnel qui lui est historiquement assigné, la décadence, qui peut être aussi bien considérée en tant que maladie constitutionnelle de la conscience, forme de l’imaginaire, esthétique où triomphent l’artifice et la virtuosité, qu’interprétée sous un éclairage psychanalytique en termes de régression, apparaît comme une notion obscure, un concept confus, une idée chargée d’ambiguïtés.1. La méditation sur l’histoireConstruction d’un modèleC’est dans la perspective ouverte par la sociologie de la connaissance historique qu’il convient de situer le thème de la décadence. On peut y suivre les grandes étapes d’un processus d’intériorisation dont s’est saisie l’anthropologie psychanalytique qui met aujourd’hui l’accent sur le rôle joué, dans toute culture, par l’instinct de mort. Mais les moments les plus importants d’un tel retour réflexif ne prennent sens qu’à partir d’une cristallisation massive du concept de décadence qui, d’emblée, a trouvé dans l’inclinatio de Rome son paradigme achevé.L’idée de décadence n’est certes pas étrangère à la pensée grecque, comme en témoigne le mythe généalogique des races, développé dans Les Travaux et les jours , où Hésiode raconte également comment l’humanité fut affligée de tous les maux après que Pandore eut ouvert la jarre qui les contenait, seule l’espérance lui étant demeurée. Jean-Pierre Vernant a néanmoins montré que l’ordre suivant lequel les races «métalliques» se succèdent sur la terre n’est pas à proprement parler chronologique, Hésiode n’ayant pas la notion d’un temps unique et homogène. «Si la race d’or, écrit-il, est dite la première, ce n’est pas qu’elle soit apparue, un beau jour, avant les autres, dans un temps linéaire et irréversible [...], c’est parce qu’elle incarne des vertus – symbolisées par l’or – qui occupent le sommet d’une échelle de valeurs intemporelles.» La conception d’une échéance progressive de l’humanité n’est pas seulement incompatible avec l’épisode des Héros qui, intercalé entre les générations du bronze et du fer, interrompt le mouvement de décadence continue; elle ne se concilie pas davantage avec une théorie des âges dont la série compose, à l’image des saisons, un cycle qui, achevé, recommence soit dans le même ordre, soit dans l’ordre inverse comme dans le mythe platonicien du Politique .On sait, d’autre part, que si Platon expose au livre VIII de La République comment les régimes se corrompent, le mal pour lui n’est pas irrémédiable: dans Les Lois , il légifère pour une cité de son temps et multiplie notamment les prescriptions concernant le système d’éducation. Le pessimisme historique ne caractérise donc pas la pensée grecque. Le déclin d’Athènes, enfin, n’a pas été perçu comme la fin de la civilisation.Les avatars de ce thème historiographique, la fin du monde antique, ont été étudiés par S. Mazzarino qui a dressé l’inventaire des interprétations auxquelles ont été soumises les vicissitudes de l’histoire du Bas-Empire. Sans doute, ainsi qu’il en fait la remarque, le problème de la mort de Rome s’est posé bien avant que Rome ne meure: la hantise d’un épuisement du sol, d’un avilissement des mœurs, de l’absence de grands hommes, est déjà manifeste chez Lucrèce, Cicéron et Salluste. Mais il est encore plus remarquable que, dès le Bas-Empire, aient été formulés les principaux schémas interprétatifs, rapidement appelés à devenir classiques, que la pensée moderne n’a fait, somme toute, que retoucher sans profondément les modifier.Simples variations dans l’expression, les catégories – chères à A. Toynbee – de «prolétariat intérieur» et de «prolétariat extérieur» renvoient implicitement aux deux sortes d’ennemis mis en scène par saint Ambroise, ainsi qu’aux deux séries de causes discernées par Polybe, d’une part, l’aggravation de la lutte des classes, de l’autre, la migration des peuples.À l’interprétation de caractère profane qui s’est largement diversifiée est également venue s’ajouter une explication d’ordre religieux. Cette dernière implique la prise en considération de phénomènes que l’on retrouvera au départ des mouvements millénaristes, des paniques chiliastes, de l’attente de la Parousie. Le tragique chrétien a effectivement donné une dimension nouvelle à l’idée de décadence. Dans sa transposition du plan de la culture où elle fait son apparition (Pétrone ne parle-t-il pas de la décadence des arts et Tacite de la corruption de l’éloquence?) à celui de l’économie et surtout de l’État, elle s’était enrichie de nombreuses notations biologiques, climatologiques, géographiques. Avec saint Ambroise et saint Jérôme, un changement se produit. Reprise à la lumière des prophéties du Livre de Daniel et de l’Apocalypse de saint Jean, l’idée de décadence se gonfle de remords. Si les ennemis extérieurs demeurent les barbares, les ennemis intérieurs deviennent les péchés; et sortant du domaine des prévisions profanes et des propositions pratiques, elle s’alourdit de tout le poids d’une faute. Elle inspire alors un sentiment de certitude eschatologique qui commande l’attente passive du jugement dernier.En tant qu’histoire des jugements de Dieu, l’histoire doit être totalement acceptée. Pour saint Augustin, le réel doit être conçu comme un rationnel d’ordre divin. Le plan providentiel domine également la compilation de son disciple espagnol P. Orose, Historiarum adversus paganos: libri VII : la chute des empires est voulue par Dieu, le triomphe de Rome a été nécessaire à l’expansion du christianisme, autant de vues qui seront adoptées par Bossuet.Mais à la résignation chrétienne, qui n’exclut d’ailleurs pas la mélancolie, s’oppose la nostalgie païenne d’un monde perdu par la faute du christianisme. Aux Histoires d’Orose, répond ainsi l’Histoire nouvelle de Zosime dans laquelle l’historien oriental du Ve siècle impute à Constantin, l’empereur chrétien qu’il exècre, la crise et la faillite de l’Empire romain. Le grand débat, qui sera repris par Edward Gibbon au XVIIIe siècle, sur la responsabilité du christianisme dans la chute de Rome, était ainsi ouvert.Il faudra cependant attendre la Renaissance pour que le problème soit formulé d’une façon moins partisane et étudié dans le contexte historique qui lui est propre, car pendant tout le Moyen Âge, l’histoire de l’Empire romain a été liée à celle de l’Église. Sous la menace de l’islam, le problème de la fin du monde antique a été pensé comme un problème de translatio . La chrétienté demeurait le théâtre de la rédemption qu’il fallait sauver de l’invasion des Arabes, les nouveaux ennemis extérieurs. Le péril turc n’a pas cessé de hanter les esprits lorsque paraît l’Apologie pour la défense de Zosime , que Löwenklav, le premier interprète moderne de la fin du monde antique, joint en 1576 à sa traduction de l’Histoire nouvelle , et l’on devine le rôle qu’a joué dans la compréhension de l’histoire du Bas-Empire, même après Lépante, la grande peur d’un déferlement arabe.Niveaux d’analyse et interprétations modernesC’est donc au XVIe siècle que l’idée de décadence parvient à maturité, sans que s’amorce ce que F. Furet a appelé «le décrochage du concept de modernité par rapport à l’Antiquité». Ce que signifie cette dernière (antiquus , priscus , primitivus ) est valorisé contre la modernité, «la cupidità di cose nuove » critiquée par Guichardin après Salluste qui, déjà, avait dénoncé le goût de la nouveauté (novarum rerum cupidam ). En dépit des idées de renaissance et de réformation (renovatio , restitutio , regeneratio , reparatio , revocatio , reformatio et rinascità ) qui se diffusent alors, la manière de se représenter le changement conserve une tonalité négative: il est le plus souvent interprété comme changement pour le pire. Les images abondent qui portent la marque de ce pessimisme. R. Starn a regroupé en séries les termes qui l’expriment et le traduisent: declinatio ou inclinatio (Untergang ); decadentia , lapsus , vacillatio (Verfall ); eversio , conversio , perversio , subversio (Verkehrung ).Plusieurs plans peuvent être, à la suite de Burke, plus précisément distingués, au niveau desquels la décadence semble se manifester. La croyance en une fin prochaine des choses a inspiré à Godfrey Goodman un ouvrage, The Fall of Man (1616), qui traite, «à la lumière de la raison naturelle», du déclin cosmique, de la décadence de l’univers. Annonçant Rousseau, c’est à la dégradation des manières, à la corruption par le luxe d’un idéal originel de frugalité, à la décadence de la moralité qu’est sensible Francisco Gomez de Quevedo évoquant dans son Epístola satírica y censoria (1624) l’époque où «la robusta virtud era señora». L’Église a également eu son «âge d’or», lorsque les calices étaient faits, non de métal précieux, mais d’étain ou de faïence: dès la fin du XIVe siècle, Nicolas de Clamanges déplore (De corrupto Ecclesiæ statu , 1520) l’abandon progressif de la discipline, la diminution de la piété, de la chasteté, de l’humilité; et ce schéma, fortement coloré par la nostalgie de l’Église primitive et amplement développé par la Réforme, fut repris au XVIIe siècle par Paolo Sarpi et Gottfried Arnold qui l’étendit aux luthériens.Le déclin et la ruine des républiques, des royaumes, des empires ainsi que la corruption des régimes ont été interprétés de manière comparable par Bruni, Machiavel, Le Roy et Harrington: la perte de la liberté est le symptôme de la décadence. Dans un livre fameux, De quatuor summis imperiis (1556), Jean Sleidan a mis en place un schéma explicatif global, avatar de la «translatio imperii » dont on trouve les premiers éléments chez Orose: les empires se succèdent, leur centre de gravité se déplaçant de l’est vers l’ouest. C’est, enfin, très communément que la décadence politique est rapportée à l’enlisement des sociétés dans le luxe ainsi qu’à l’affaiblissement des forces militaires. On peut s’attendre à des guerres quand, ainsi que l’écrit F. Bacon, un État devient «soft and effeminate ». Un siècle plus tard, Adam Smith devait encore souligner l’irrésistible supériorité qu’aura toujours sur une nation civilisée la milice d’un État barbare.Autre thème très fréquemment traité: la décadence des arts, des sciences, des langues. À un siècle d’intervalle L. Valla, dans ses Opus elegantiarum linguæ latinæ (1471), et Loys Le Roy (De la vicissitude ou variété des choses en l’univers , 1575) font les mêmes constatations, le premier pour déplorer l’altération du latin qui a suivi la chute de l’Empire romain, le second pour reconnaître qu’ «ont les langues comme toutes choses humaines commencement, perfection, corruption, fin». Le rapport existant entre la culture et le politique n’a cessé, par ailleurs, de se préciser, de Leonardo Bruni qui associe la décadence des belles-lettres à la dégradation des libertés civiques, à Shaftesbury qui lie étroitement rhétorique et liberté.Enfin, les considérations sur le dérèglement de l’économie, l’épuisement des richesses, la dépopulation, se sont multipliées au seuil du XVIIe siècle. Les théoriciens espagnols, les «arbitristas » – Martin Gonzalez de Cellorigo (1600), Sancho de Moncada (1619), Miguel Caxa de Leruela (1631), Alcazar Arriaga (1648) –, se mettent alors en quête de remèdes à la maladie qui frappe l’Espagne après le Siècle d’or. La controverse atteindra au XVIIIe siècle une grande intensité lorsqu’elle portera sur la loi des rendements, sur la théorie de l’optimum, la question des salaires, la dépopulation et la repopulation.Des explications données à ces différents types de décadence – la thèse qui les rapporte tous à l’instabilité de la fortune ou à la Providence divine, les théories astrologiques qui rendent compte de l’évolution du monde par le mouvement des astres, les analyses qui ne font intervenir que des facteurs humains –, celles qui mettent en cause des raisons d’ordre psycho-sociologique sont riches de développements.Interprétée par l’humanisme, l’inclinatio est due à l’abandon de la tradition. Pour Guichardin, la décadence est contemporaine de la transformation des coutumes anciennes («la mutazione degli antichi costumi »), elle est la conséquence, pour Machiavel, de l’extinction de la virtù , elle conduit Löwenklav «à rechercher pour quelles raisons ces désolants écroulements de royaumes, ces troubles et ces massacres se produisent à certaines époques fatales».Après Machiavel et Guichardin, voici Giovanni Botero qui remarque (Della ragion(e) di stato , 1589) que les ennemis du dehors ne peuvent venir à bout d’un État si celui-ci n’est pas déjà rongé à l’intérieur; Luigi da Porto qui démontre «cosí girano le cose del mondo», comment la richesse née de la paix se fait provocante et conduit à une guerre inéluctablement perdue, car le luxe qui attire le barbare s’accompagne d’un affaiblissement de la valeur militaire: une généalogie de la corruption est ici esquissée, qui sera définitivement fixée par Rousseau dans son second Discours .D’autres éléments d’explication ressortissant à la même interprétation psycho-sociologique du phénomène de décadence se rencontrent aussi bien chez Montesquieu qui note dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) «qu’une bigotterie universelle abattit les courages et engourdit tout l’empire» (chap. XXII), Marmontel aux yeux duquel «l’art s’épuise en raffinements pour ranimer des goûts éteints» (Bélisaire , 1767), Hume que la perfection atteinte par les arts et les sciences incite à croire (Essays , I, 14) au découragement des générations futures.Progressivement reconnue, la fatalité des déclins a trouvé à s’exprimer dans une représentation identique du destin des individus et de celui des empires. Les uns comme les autres, déclare d’Alembert dans son Éloge de Montesquieu , «doivent croître, dépérir et s’éteindre». À la fin du XVIe siècle, Claude Duret, dans son Discours de la vérité des causes et effects des décadences ... (1595), avait eu recours à ce raisonnement par analogie pour expliquer le déclin des empires par leur «caducité». Cette correspondance fut néanmoins mise en question en France, notamment par Bodin, Fontenelle, Turgot et même Marmontel, qui écrit: «Tout périt, les États eux-mêmes, je le sais; mais je ne crois point que la nature leur ait tracé le cercle de leur existence [...] leur vieillesse est une chimère».Il reste à indiquer qu’en Italie la reconnaissance de l’inéluctabilité et du caractère normal, naturel de la décadence a, dès la fin du Quattrocento, résulté d’une crise – parfaitement éclairée par E. Garin – de la confiance placée par l’humanisme dans l’homme, dans sa raison, dans sa capacité d’édifier. Florence et Venise avaient voulu renouveler la perfection réelle des poleis antiques et restreindre le règne de la Fortune. Mais le problème n’était pas de découvrir le moyen d’édifier: il était de saisir le motif de la décadence. Pourquoi donc un édifice élevé selon les règles de l’art s’écroule-t-il? Comment expliquer, se demandait Collucio Salutati, que le palais de la Seigneurie s’écroulera?Si l’on se reporte aux textes du Quattrocento, on est justement frappé par l’évolution du thème de la Fortune, par l’extension de son règne, par une méfiance croissante dans les forces de l’homme, par le sentiment que même les cités parfaites de l’Antiquité ont été à la fin détruites par la Fortune. C’est la 精羽﨑兀, parfois représentée aveugle, puissance mi-Providence, mi-hasard, à laquelle est soumis le monde, qui détruit aussi la République de Platon. Frans Francken II la montre juchée sur une boule, symbole de l’instabilité, dispersant au hasard le bonheur de la main droite et le malheur de la main gauche. Il ne reste au sage qu’à méditer sur les causes de la décadence de Rome, tandis qu’éclatent vers la fin du siècle les prophéties de catastrophes, de palingénésies, de rédemption et que la Florence de Savonarole, l’héritière mystique de Jérusalem, s’éloigne de la Florence de Leonardo Bruni.2. La contemplation des ruinesDu danger des richessesDeux siècles séparent l’Apologie de Lövenklav de la publication, en 1776, du premier tome de l’œuvre de Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire , qui reçut les éloges de Robertson, Ferguson, Walpole et surtout de Hume. Au cours de cette période, l’histoire de Rome demeure le modèle de référence fondamental au moyen duquel la décadence des États est analysée. Le problème du changement est abordé à la lumière d’une double tradition – classique et chrétienne –, qui constitue une réserve d’images et de concepts dans laquelle puisent théologiens et historiens, philosophes et poètes. Mais les jugements repris d’Ammien Marcellin ou de saint Cyprien (traité Ad Demetrianum ), sont déplacés d’un registre à l’autre et ajustés aux événements contemporains. Ainsi le discours de Rousseau évoquant «la mesure dont chaque Peuple s’est éloigné de son institution primitive» est à bien des égards un discours religieux. Une importance différente est, en outre, accordée aux facteurs explicatifs du phénomène. Si ces causes morales sont toujours citées, on devient plus attentif à ses causes sociales, et la contraction économique du XVIIe siècle européen, comme l’éclat artistique du Grand Siècle, inspire des considérations sur les changements qui interviennent dans la production des biens matériels et la modification des idéaux esthétiques dans les périodes de déclin.Les schémas d’interprétation sont, en fait, inséparables d’expériences individuelles et collectives. Cas d’espèce envisagé, au début du XVIIe siècle par G. de Cellorigo, à partir de la ruine de la civilisation antique, l’Espagne devient progressivement un nouveau paradigme. La crise qu’elle traverse détermine une explication économique du déclin de Rome qui, au XVIIIe siècle, est traitée comme une Espagne moderne. Travail préparatoire à De l’Esprit des lois , les Considérations sur les richesses de l’Espagne ont précédé celles de 1734. Bientôt Gibbon écrira: «Prosperity ripened the principle of decay» (Decline ..., chap. XXXVIII, «General Observations ...»).Dans la France des Lumières, l’idée se diffuse que la décadence commence avec l’abondance, le déclin d’Athènes l’atteste suffisamment. «Comme les richesses et les beaux-arts mènent à la corruption», écrit Jaucourt dans l’Encyclopédie à l’article «République d’Athènes», «Athènes se corrompit fort promptement et marcha à grands pas à sa ruine.» Elle pénètre tout un siècle dont l’art se perd dans le pullulement décoratif du rococo. Partout s’inscrit, visible, l’opposition de l’être et du paraître, du nécessaire et du superflu, de l’énergie et de la décadence. Voltaire pouvait écrire à La Harpe, le 23 avril 1770: «Nous sommes dans le temps de la plus horrible décadence.» Déjà, en 1739, d’Argenson dans ses Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France avait appelé la monarchie française «un sépulcre blanchi», son éclat extérieur dissimulant mal la pourriture intérieure.En fait, l’inquiétude grandit sourdement de ne pouvoir longtemps maintenir un centre lumineux dans un monde qui s’enténèbre, libéré qu’il veut être du poids du ciel, affranchi de l’ancienne mythique; car tout est donné à la fois, physique et métaphysique, liberté et égalité, raison et folie, histoire et éternité.Cette civilisation, qui se sent et se sait vulnérable, a la hantise des ruines. Soigneusement néo-classiques, «elles jettent, écrit F. Furet, leur note de tristesse apprivoisée dans les parcs des châteaux aristocratiques». Mais elles ne sont pas seulement un élément du décor; elles cessent précisément au XVIIIe siècle d’avoir cette unique fonction. La peinture des ruines, la présence de Rome dans le paysage sont en effet un avertissement pour cette société urbaine et résolument moderne. Rome, dont les ruines font penser à des rochers, à des grottes, à des squelettes de monuments, est la preuve que, née de la nature, la civilisation retournera à la nature. Et tandis que les monuments glorieux se métamorphosent en ruines délabrées, prolifère et pullule, consacrant la ruine de toute hiérarchie, un petit peuple de parasites qui se pousse au premier plan et qui l’occupe effectivement dans la peinture de Tiepolo.Peints par Magnasco, Guardi, Pannini, Servandoni, les restes d’architecture antique – auxquels Hubert Robert, faisant sienne l’opinion de Diderot («Il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt»), a dans le dernier quart de siècle mêlé une évocation des ruines futures» – sont cependant traités à l’époque des Lumières comme des personnages héroïques: ils résistent au temps et s’obstinent à durer.De la hantise à l’apologie du BarbareOn sait que la vocation de Gibbon s’est décidée à Rome où sa mélancolie savante est née, le 15 octobre 1764, d’une rêverie au milieu des ruines du Capitole. À la contemplation des vestiges se mêle aussitôt le sentiment de la fragilité de la civilisation. Matrice de l’Europe, Rome affaiblie par le christianisme a été abattue par les Barbares; et l’Europe est perçue par Gibbon comme une Rome sur laquelle pèse la menace du monde sauvage. Contrairement à Rousseau, il ne se met pas en quête du degré zéro de la culture: il ne se pose pas la question des origines, d’emblée convaincu de la supériorité de cette civilisation préchrétienne qu’il admire. Il ne croit pas non plus au «bon sauvage». Il a, contre ceux du dehors, toutes les préventions d’un Ammien Marcellin, profondément hostile à la plebs barbara .Si Montesquieu écrit (Considérations ..., chap. XIX) que «Rome fut détruite parce que toutes les nations l’attaquèrent à la fois», c’est après avoir noué, dans le chapitre précédent, méditation sur la décadence et réflexion sur la causalité. Pour Gibbon, qui veut intégrer à la représentation que les Romains se sont faite de leur déclin l’approche moderne d’Adam Smith, l’histoire de cette décadence («simple and obvious ») ne pose pas de problème. Il se fonde sur une évidence: la barbarie a submergé la civilisation, et il se demande avec angoisse (with anxious curiosity ») si l’Europe est à l’abri de ses ennemis extérieurs, ennemis «naturels», les sauvages. Car un principe premier est par lui formulé: «The savage nations of the globe are the common ennemies of civilized society .»Revenant dans un post-scriptum en date de septembre 1867 (Mélanges biographiques et littéraires , 1868) sur les jugements contenus dans la notice biographique publiée en tête de sa traduction (1812) de l’Histoire de Gibbon, F. Guizot a pu dire que cet ouvrage n’est pas au niveau de son sujet: son auteur a regretté les revers de l’Empire et le triomphe du christianisme sans clairement discerner «le travail de décomposition», «le dépérissement général», «une décadence toujours persévérante au sein d’une grandeur longtemps croissante». Or, conclut Guizot, «c’est dans l’activité des esprits et l’énergie des âmes que résident les sources de la puissance féconde».Herder s’est exprimé en des termes identiques, avec des intentions certes différentes. Dans Une autre philosophie de l’histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte , 1773), la hantise du barbare cède la place à son apologie. La décadence de Rome n’est évoquée que pour légitimer les invasions des Barbares qui représentent la jeunesse de l’humanité germanique. L’inondation du Sud par le Nord a été bénéfique car il fallait exciter des ressorts détendus. Rome n’était plus qu’ «un cadavre épuisé gisant dans le sang» («im Blute Liegender Leichnam »). Aussi célèbre-t-il la naissance, dans le Nord, d’un homme nouveau.La Renaissance – remords différé des Barbares qui se sont reniés en annulant leur œuvre, le Moyen Âge – est un hommage tardif à l’Antiquité, qui doit être répudié. Âprement critiqué en tant que mythe humaniste et protestant, le Moyen Âge devient un mythe germanique et réactionnaire; sa vitalité est, finalement, exaltée par opposition à la sénilité de la civilisation rationaliste et mécaniste du XVIIIe siècle français, rongé par le doute et le scepticisme.Le déclin est ainsi déplacé du Bas-Empire au XVIIIe siècle. En cessant d’être des barbares, les hommes ont perdu leurs forces et leur sève («Kräfte und Saft »).Il est vrai que Herder, dans ses Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité , 1784-1791), a sensiblement remanié le thème de la fatalité des déclins. La négation de toute renaissance, de tout rajeunissement, entre en composition avec la notion statique d’âmes nationales. Les Romains étaient et devinrent ce qu’ils purent devenir («Die Römer waren und wurden, was sie werden könnten », Ideen , XIV, 6). L’esprit collectif vieillit mais demeure identique; et il vieillit parce qu’il est incapable de se renouveler. Le plan providentiel est maintenu: le déclin de Rome («Roms Verfall », Ideen , XIV, 4) est présenté comme le châtiment d’une faute, l’inéluctabilité s’attachant moins au déclin qu’au châtiment. Cependant, l’ensemble de ces conceptions demeure sous l’influence de la théorie des cycles de la vie organique, théorie centrée sur la notion de dépérissement: la société médiévale, encore exaltée dans les Ideen , l’est en tant que communauté organique, et la durée d’un État est précisément liée à l’équilibre de ses forces organiques agissantes (Ideen , XIII, 7).On pressent ce que seront aux XIXe et XXe siècles les retombées de cette critique des Lumières. Herder annonce ici O. Spengler: le triomphe de la France, de l’esprit français, du rationalisme marque le déclin de l’Occident, car c’est une victoire sur la vie, le dynamisme, «l’esprit faustien».3. Le mal des sièclesDécadence et dégénérescenceUn même optimisme caractérise au siècle dernier le scientisme et le positivisme en France, en Allemagne le matérialisme mécaniste de Karl Vogt et Jakob Moleschott. D’un bout à l’autre du siècle, de Saint-Simon à Ernest Solvay, semblent s’affirmer la même confiance dans la science, la même foi dans le progrès.Les réflexions dolentes sur la décadence ne manquent pas cependant. Chateaubriand se lamente: «Nous, l’État le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence.» La décadence est alors un thème que le courant contre-révolutionnaire a fortement marqué à droite. Elle débute avec la philosophie politique du XVIIIe siècle qui a été réalisée par la Révolution française. Contre celle-ci se déchaînent, en Angleterre, Carlyle, en France notamment De Maistre et Bonald, en Allemagne tous ceux qui ont réagi passionnément au Discours de Fichte. Le remède invoqué ne varie guère: le retour au passé, et plus précisément à un Ancien Régime hautement mythifié, idéalisé au point d’en être méconnaissable, monde heureux qu’évoquera encore Le Play dans La Réforme sociale en France . Mais, au total, «le stupide XIXe siècle», comme l’appelle méchamment Léon Daudet, a donné davantage dans «les dogmes et marottes scientifiques» que dans les considérations tristes sur l’histoire.En 1870, la critique ironique des idées de Vico, de Bossuet, de Montesquieu, de Rousseau, complaisamment développée à l’article « Décadence» de l’Encyclopédie Larousse , semble apporter la preuve que la belle confiance dans la science, dans les tendances du monde moderne, dans le libéralisme surtout, n’était pas encore entamée. «Quelles pourraient être pour les peuples les causes de décadence?» En effet: «La théocratie, le despotisme, les oligarchies, l’esclavage, l’excès des inégalités sociales, l’esprit de conquête, l’absence enfin de tout lien de solidarité entre les peuples ont été funestes à l’Antiquité sans épargner le Moyen Âge et même les siècles les plus récents. Or, tous ces principes de décadence tendent à disparaître sur toute la surface du monde civilisé.» Des civilisations ont sombré les unes après les autres: c’est parce qu’elles avaient épuisé leur «principe de vie». «Prétendra-t-on, enfin, que les races dégénèrent? Nous n’en croyons rien, absolument rien.»Cependant les machines à enregistrer les pulsions culturelles opèrent bien souvent avec retard: le reflux avait déjà commencé, la ferveur était retombée. Les doutes s’étaient multipliés. Ainsi l’hypothèse d’une dégénérescence des races, sommairement écartée dans l’article précédemment cité, est au cœur de la correspondance échangée par Tocqueville et Gobineau entre 1855 et 1859. Au premier qui se montre curieux de savoir à quoi il attribue la rapide et en apparence irrémédiable décadence de toutes les races, l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines répond le 15 janvier 1856 que les causes du mal sont à chercher dans leur mélange opéré dans les grandes villes, l’effacement du type, l’absence de préjugé de race («le comble de la démocratie»), la disparition du sentiment viril. La recherche du bien-être matériel ainsi qu’une conception étroite de l’intérêt propre aux individus irrémédiablement dégénérés sont les symptômes de ce mal qui frappe particulièrement les Français: «Je leur dis: vous mourez», déclare-t-il à Tocqueville, le 20 mars 1856, «je dis que vous avez passé l’âge de la jeunesse, que vous avez atteint celui qui touche à la caducité ...» À la même époque, Prokesch-Osten écrivait à Gobineau (19 juill. 1856): «Tout ce que vous me dites sur la marche descendante de notre société est dogme chez moi depuis longtemps. La décadence est d’une rapidité effrayante», et, le 24 janvier 1857: «Une régénération est impossible.»Tout en estimant ses contemporains «assez mal élevés», Tocqueville a vivement critiqué ce pessimisme radical. La double identification de l’homme de la décadence à l’homme dégénéré et de la décomposition à la démocratie ne lui paraissait pas pertinente. «Je crois», répond-il à Gobineau, le 24 janvier 1857, «qu’on peut encore tirer parti d’eux.» L’espèce humaine n’est pas un troupeau abâtardi, une éducation meilleure la redressera ainsi qu’un bon usage de la liberté, certes plus difficile à fonder dans les sociétés démocratiques que dans les sociétés aristocratiques, et il en appelle aux passions, aux fortes haines, aux puissantes convictions qui mettent l’intelligence humaine en mouvement. Il évoque néanmoins dans sa dernière lettre (16 septembre 1858) «l’extrême fatigue des âmes... [les] nuages qui remplissent et alanguissent tous les esprits».La défaite de Sedan a accentué chez Gobineau la certitude que la renaissance française est impossible, que la maladie de la France – passée, comme il l’expose dans l’opuscule intitulé Ce qui est arrivé à la France en 1870 , de la situation féodale à la situation administrative – est véritablement incurable.Elle a aussi profondément marqué la pensée de Renan, qui affirmait dans L’Avenir de la science publié en 1890 mais écrit en 1848: «Décadence est un mot qu’il faut définitivement bannir de la philosophie de l’histoire.» La civilisation lui paraissait alors à jamais fondée, et dénué de sens que de parler à tout propos de palingénésie sociale, de rénovation: la décadence n’a lieu que selon les esprits étroits qui se tiennent obstinément à un même point de vue. Mieux: «Il n’a tenu qu’à un fil qu’il n’y eût pas de Moyen Âge et que la civilisation romaine se continuât de plain-pied.» Si les Barbares n’étaient pas venus, il est probable que le Ve et VIe siècle nous eût présenté «une grande civilisation, analogue à celle de Louis XIV». La crise de l’Empire romain n’a donc été provoquée que par l’intrusion d’éléments nouveaux en mal d’assimilation. Fascinés par Rome, les Barbares demandaient la civilisation et Sidoine Apollinaire aurait dû crier «Vive les Barbares» car ils furent d’une certaine façon intégrés comme le seront ceux de l’intérieur, «les classes ignorantes», qui eux aussi reconstruiront la société sur l’ancien plan.Dans La Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), la réflexion sur la décadence est étayée par des considérations ethniques: «Notre étourderie vient du Midi», la France a eu tort d’éliminer l’élément germanique, support de l’esprit militaire. C’est en tant que féodale et «barrière contre le socialisme» que la race germanique est saluée par Renan. Les invasions se sont produites parce que les pays romains étaient devenus incapables de fournir de «bons gendarmes, de bons mainteneurs de propriété». La «politique ethnographique» est certes critiquable, mais il déclare (Nouvelle Lettre à M. Strauss , 15 sept. 1871) «repousser comme une erreur de fait fondamentale l’égalité des races; les parties élevées de l’humanité doivent dominer les parties basses». Il avait déjà marqué dans La Monarchie constitutionnelle en France (1869) que l’humanité est à plusieurs degrés, la société une hiérarchie, l’égalitarisme source de médiocrité. À plusieurs reprises, il dénoncera dans la société moderne un regroupement de faibles emmaillotés de mille articles de loi. Or, une société n’est forte qu’à la condition de reconnaître le fait des supériorités naturelles. Elle est celle de la race qui domine.Sans doute, ces idées, au moment où Renan les exprimait – en en tirant des conclusions parfois surprenantes: «Périsse la France, périsse la Patrie», s’est-il écrié à un dîner chez Brébant relaté par E. de Goncourt (6 sept. 1870) –, étaient-elles loin d’être neuves. Publié en 1859, le premier tome du Dictionnaire des savants et des ignorants de l’Encyclopédie Migne s’ouvre par une introduction de vingt-cinq pages au titre significatif: «Symptômes de décadence»; l’abâtardissement physique et moral, l’affaiblissement des principes, la multiplication des biens factices, «l’étouffement des travaux spiritualistes par les arts industriels» s’y trouvent signalés avec vigueur, et C. Digeon, dans La Crise allemande de la pensée française , a montré combien le thème de l’inéluctabilité de la mort des races latines était alors commun à de nombreux auteurs, au premier rang desquels il faut placer Prévost-Paradol. Mais il est remarquable que cette idée ait connu une grande extension dans le dernier quart du XIXe siècle, lorsque la critique des sciences, la retraite du rationalisme et la crise du progrès ont combiné leurs effets.Destin de la civilisationC’est en Allemagne que la réaction contre l’intellectualisme a été la plus vive. Elle y a coïncidé avec la contestation nationaliste de la société des «philistins». Tandis que le néo-kantisme d’Ernst Mach et de Richard Avenarius maintenait la critique du matérialisme de L. Büchner et d’Ernst Haeckel à un haut niveau scientifique, à partir de Hans Driesch et de Georg Simmel s’amorçait une série de glissements au terme desquels la «Lebensphilosophie » s’est trouvée dévoyée.Dans cette évolution, les considérations sur la décadence ont tenu une place importante. La dégénérescence des races a été prétendument démontrée par H. S. Chamberlain. La crise des sociétés occidentales a été dénoncée par Nietzsche. De son pessimisme aristocratique procèdent le Rembrandt éducateur de Langben, Le Tapis de la vie , Le Septième Anneau , L’Étoile de l’Alliance de Stefan George, l’appel à l’irrationnel des Cosmiques. Et l’on sait que pour Nietzsche, qui condamne le nivellement progressif des valeurs d’où résulte la dégradation de l’énergie, l’élément de la décadence, c’est la démocratie, le pacifisme, le socialisme.Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les attaques contre la raison pure, le scepticisme fondamental, la décomposition des valeurs morales ont été reprises, mais dans le contexte d’une réflexion plus systématiquement ordonnée sur le destin des sociétés, des cultures, des civilisations. Si W. Rathenau a analysé les conséquences de la mécanisation moderne et H. von Keyserling exposé que l’homme doit maîtriser la nature en approfondissant sa conscience, il revient à Thomas Mann d’avoir systématiquement opposé culture et civilisation. D’un côté, la vraie spiritualité, de l’autre, un adoucissement artificiel des mœurs. Édifiée sur un arrière-plan tragique, la culture maîtrise les forces obscures. Conquise sur la barbarie, elle a aussi à se défendre de l’intellectualisme – l’abandon aux puissances chaotiques, comme l’excès de civilisation, la menaçant constamment.L’idée d’une renaissance spirituelle est cependant présente dans les Considérations d’un apolitique (1918), l’Avenir de l’Europe (1918) et les écrits de Rathenau. Elle est exclue par O. Spengler. L’homme civilisé, l’homme des cités pétrifiées, a définitivement dirigé son énergie au-dehors; il ne lui reste plus que des possibilités extensives. Chez lui, la Raison s’est substituée au Destin. Lorsqu’une culture franchit, en effet, les stades de la primitivité créatrice et de l’épanouissement naturel, pour passer à l’état de civilisation, elle entre en décadence. Celle-ci doit être acceptée comme une fatalité car la civilisation, en tant qu’état le plus artificiel auquel peut atteindre l’espèce humaine, est le destin de la culture.Exploitée entre les deux guerres par le discours nationaliste, l’idée de décadence a fonctionné comme un stéréotype. Réduite à n’être que la sommation de traits plus ou moins pertinents, elle est devenue un des leitmotive d’une idéologie obsédée par la nécessaire régression du rationnel au vital. On savait pourtant depuis Cournot que le passage serait difficile des sociétés historiques qui présentaient jadis tous les traits d’un organisme vivant aux agrégats inertes du monde mécanisé de l’ère posthistorique. Mais les vues de Cournot n’ont guère attiré l’attention. Le déchaînement prophétique l’a emporté sur les pronostics étayés par des analyses lucides.En Italie, les visions apocalyptiques et les prévisions catastrophiques ont également fasciné les esprits. Ne semblent-elles pas découvrir la totalité d’un sens? Mais les penseurs italiens de la première moitié du XXe siècle n’ont négligé ni l’identification des symptômes, ni la recherche des causes. Sans doute même est-ce de leur côté que la notion de décadence a commencé à faire l’objet d’une patiente élaboration.Parti d’un point de vue philosophique fortement teinté d’hégélianisme, Benedetto Croce s’est acheminé vers une conception psycho-sociologique de la décadence. Au départ, celle-ci n’assume pas chez lui le caractère d’une rupture; elle est une période de latence. L’esprit éternel étant progrès contient le moment de la décadence. Devant la montée de l’irrationalisme engendré par la critique des sciences, Croce en est venu à penser que la décadence commence lorsque les individus, incapables de trouver une solution pour améliorer la puissance de la civilisation existante, la sapent. Ils détruisent alors les systèmes de pensée et oppriment ceux qui adhèrent encore aux idéaux culturels. Cette compulsion à détruire étant une tendance permanente de l’esprit humain, Croce a remis finalement en cause le schéma classique d’une ascension continue, car la vitalité n’opère pas de progrès sur elle-même.On retrouve chez G. Mosca le même pessimisme historique. Méditant sur la société de son temps, il a mis l’accent sur ce que dissimule la civilisation, la défense juridique, les mécanismes sociaux qui règlent la discipline morale. À certaines époques, «les habitudes par lesquelles les sentiments purement égoïstes avaient été longtemps maîtrisés sont rompues, les instincts brutaux qui s’étaient assoupis réapparaissent, vivaces». En d’autres termes, la crise est le retour du refoulé. Il faut donc consolider la difesa giuridica conçue comme défense de la civilisation. Une telle tâche ne pouvant être assurée que par des élites organisées qui doivent circuler, on comprend que Mosca ait lié la décadence à la disparition des classes moyennes qui en constituent la réserve, car seules ces classes dont les membres connaissent une très forte tension spirituelle possèdent des capacités de médiation. D’où sa condamnation de la démocratie et de la «barbarie collectiviste». Nul fatalisme, cependant, chez Mosca qui tend à faire de l’histoire le «replâtrage» des formes symboliques: les dangers sociaux peuvent être conjurés quand on discerne à temps les germes de destruction.À bien des égards, les vues de Mosca sont à rapprocher de celles de G. Ferrero. Lui aussi insiste sur l’importance des freins. Tout pouvoir est une défense contre l’anarchie, contre l’écrasement toujours menaçant des faibles par les puissants, contre la destruction de la légalité. Pour lui, les civilisations se fondent sur le pouvoir, le pouvoir sur la force et la force sur la peur. «La peur est l’âme de l’univers vivant.» Aussi célèbre-t-il les «génies invisibles de la cité», les principes de la légitimité.Historien de l’Europe contemporaine, Ferrero observe, d’une part, l’intensification du conflit entre le principe d’autorité et le principe de liberté, la volonté de puissance et l’exigence de mesure. Il rapporte, d’autre part, la décadence du monde latin à l’effondrement des anciennes solidarités, à l’oubli des limites, au socialisme qui veut trop vite faire de la société sans dynastie ni aristocratie récemment constituée une société sans riches et sans classes. «En cent cinquante ans, conclut-il, la civilisation occidentale a complètement perdu la notion de la légalité. Le grand problème pour le monde est de la recréer.»Mais Ferrero est d’abord l’historien de l’Antiquité qui a retiré à l’érudition philologique le problème de la destruction du monde antique. Grandeur et décadence de Rome (1902-1906), La Ruine de la civilisation antique (1921), La Palingenesia di Roma, da Livio à Machiavelli (1924) montrent comment la fin d’un monde, d’une société, d’une classe, tend à se confondre avec la fin du monde et l’anéantissement de toutes les valeurs, comment l’homme au déclin d’une civilisation vit ce déclin comme celui de la civilisation.4. Le sommeil de la raisonL’imaginaire décadentDans un article paru à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Culture, civilisation, décadence , H. I. Marrou, s’appliquant à expliciter ce que désigne le dernier terme, déclarait: «Il n’y a qu’une chaîne d’évolution continue qui se poursuit à travers les siècles et en dépit de toutes les crises, assurant la continuité et l’unité secrète de la civilisation occidentale.» Après avoir remarqué que le phénomène de transition est masqué par celui, bien plus visible, de la décadence, Marrou refuse de voir en celle-ci un moment catastrophique de l’évolution créatrice. De toute façon, les idéaux s’usent, les formes se figent, les discours deviennent répétitifs. Une civilisation trop vieille tend à n’être plus qu’une somme de contraintes. On peut donc se demander si l’oubli de l’acquis antérieur n’est pas quelquefois une condition favorable qui aide à la création d’une forme originale et nouvelle de civilisation. «C’est dans la mesure où, par la décadence, saint Augustin a été libéré de l’Antiquité, qu’il s’est révélé vraiment créateur.»Une fois sa fonction reconnue, la décadence doit donc être assumée car elle a pour ultime effet d’alléger l’esprit et de lui rendre, en quelque sorte, la liberté de ses mouvements. Ce qu’implique ou suppose un tel processus, aussi idéellement décrit, doit être cependant précisé.La décadence n’a jamais été mieux assumée qu’à la fin du siècle dernier. Elle est alors une recherche désespérée du nouveau, du rare, de l’artificiel, de l’étrange. Verlaine a ramassé ce mot qui suppose des pensées raffinées d’extrême civilisation. La décadence, c’est pour lui «Sardanapale allumant le brasier au milieu de ses femmes; c’est Sénèque s’ouvrant les veines en déclamant des vers; c’est Pétrone masquant de fleurs son agonie». Il s’y mêle aussi du regret de n’avoir pu vivre «aux époques robustes et grossières de foi ardente, à l’ombre des cathéerales». Pour Paul Valéry, également, décadent veut dire, ainsi qu’il l’écrit à Pierre Louýs en 1890, «artiste ultra-raffiné».La sacralisation de l’artificiel, défendue par Oscar Wilde, est au cœur du décadentisme qui n’est pas seulement une réaction négative au naturalisme, un simple avatar du mouvement symboliste, une transition. L’imaginaire décadent marque les œuvres de Baudelaire, Poe, De Quincey, Flaubert, Gautier, comme celles de Bourges, Peladan, Huysmans. Publiés la même année –1884 –, Le Crépuscule des dieux , Le Vice suprême , À rebours surtout, où R. de Montesquiou perce sous Des Esseintes, se situent dans un monde décomposé comme une venaison. Décadence contemporaine et décadence antique s’y confondent, inspirant une curiosité pour l’Antiquité tardive, Alexandrie, Byzance, le Bas-Empire, que se sont employés à satisfaire J. Lombard (L’Agonie , 1888, dont Octave Mirbeau a préfacé en 1901 la dix-neuvième édition), Anatole France (Thaïs , 1890), Paul Adam (Les Princesses byzantines , 1893), Pierre Louýs (Aphrodite , 1896), Jean Richepin (Contes de la décadence romaine , 1898) et Alfred Jarry (Messaline , 1906).La description clinique de cet intérêt a souvent été faite. «Psychologie morbide», «nervosisme», «névrose», «maladie du progrès», «névrose par décadence» sont autant de termes ou d’expressions qui, par la fréquence de leur emploi, témoignent de la dimension pathologique de cette sensibilité décadente fortement marquée, à l’origine, par le pessimisme fondamental de Schopenhauer et de Hartmann. L’idée d’un dépérissement de la race, épuisée par une trop vieille civilisation pour laquelle le positivisme a sonné la fin des illusions consolantes, devait être reçue sans difficulté, comme le montre le grand succès du livre médiocre de Max Nordau, Entartung (1892).Ce dont il est en fait question – et qui apparaît bien chez Paul Bourget qui a dénoncé, pour s’en féliciter, la banqueroute de la science, l’action corrodée par le démon de l’analyse, l’esprit qui s’abandonne à sa déclivité interne – éclate d’une façon manifestement ambiguë dans le drame wagnérien. L’éternité se fragmente dans le temps; l’idée se morcelle dans le devenir. Comment l’Absolu peut-il être ressaisi? La décadence est ici identifiée à la dispersion, à l’abstraction, à la cristallisation; elle réside à la fois dans la dissociation des arts, la séparation du peuple et de l’artiste, l’émiettement de la communauté spirituelle, l’impuissance de l’esprit à éveiller un besoin et le reflux de la vie; elle est le règne du talent et la fin du génie. Pour Wagner, cependant, l’œuvre d’art qui est le produit d’une intuition doit demeurer une énigme. Elle doit conserver à jamais son mystère symbolique, garant de son efficacité spirituelle. Il faut donc renoncer à comprendre. C’est la valeur de la connaissance rationnelle qui est atteinte.La remise en jeu de ce qui fut inscrit s’accompagne, en effet, d’une régression; elle s’identifie même à la régression dans la mesure où s’effectue un retour à des formes antérieures du développement de la pensée. Or, l’exclusion de ce qui ne se traduit pas en phénomènes, la réduction de la pensée abstraite, la réinstauration des états primitifs caractérisent les périodes de décadence où l’imagination et la mise en branle des affects l’emportent sur la connaissance exacte et la raison. G. Argan a montré que cette tension prend tout son sens sur le plan de l’esthétique, lorsque périodiquement une civilisation de la forme cède la place à une civilisation de l’image. Le Beau cesse alors d’être une forme définie dans ses proportions, sa plastique, ses contours, pour se condenser en une image indéfinie, toujours suspendue à une fin qui la transcende, qui se précise fugitivement dans notre imagination quand elle est confrontée à une situation dramatique. Dans ces conditions, il est étroitement lié à l’expression d’une émotion. L’image qui change continuellement de contenus, qui ne se plie qu’à des exigences occasionnelles, qui permet toutes les analogies, toutes les associations, toutes les combinaisons, vise la production de sentiments, tandis que la forme est solidaire d’une découverte du réel. D’où la perte de consistance gnoséologique qui se produit lorsqu’une politique des images succède à une théorie de la forme.Le rôle de «l’ignorante stupidité pour les Images» dans la chute de l’Empire d’Orient n’a pas échappé à Montesquieu (Considérations ..., chap. XXII). Mais la première apparition de la primauté de l’irrationnel dans l’art occidental date de l’abandon des éléments fondamentaux de la forme hellénistique au sein de l’Empire romain.La mutation des formesCe n’est pas dans les ateliers chrétiens que s’est d’abord produit le recul de l’esthétique classique, mais indépendamment du christianisme qu’a commencé de décliner l’art d’imiter objectivement l’apparence des êtres. La dissolution de la forme anatomique, la diminution de la rigueur formelle, la préférence donnée à l’expression sur la correction, au pathétique sur l’équilibre, à la couleur sur la cohésion des parties, et plus précisément, l’importance accordée au regard, le souci des détails, l’aplatissement des volumes sont sans doute à mettre en relation avec l’incertitude, l’inquiétude, l’angoisse morale. L’abandon du naturalisme et le recours à l’illusion sont surtout les indices d’une crise spirituelle provoquée par un retour de l’irrationnel, véhiculé par les doctrines orientales, que l’esthétique classique ne pouvait exprimer. «Le sommeil de la raison engendre des monstres», monstres de l’extrémisme, de la démesure, de la conscience déréglée, têtes sans corps ou corps sans têtes, entre la frénésie et l’enlisement, délires de pierre ou formes vides.Dans Rome devenue une monarchie orientale, la domination exercée sur les sujets remplace le gouvernement des hommes libres. L’empereur s’identifie à la divinité dont la grandeur inaccessible s’exprime, à la fois, dans l’espace limité d’une monnaie et les figures colossales aux traits indifférenciés. On passe ainsi du genre narratif au genre hiératique. On ne raconte plus, on représente; et les images délivrées de leurs attaches matérielles conviennent parfaitement à la représentation de personnes divines.Plotin nous renseigne admirablement sur ce qui a présidé à la disparition de l’espace, de la perspective, de la ligne d’horizon, de la non-transparence des corps opaques. «Plus la matière perd sa forme, plus elle est semblable au modèle originel, l’idée» (Ennéades , V, VIII, 1). Saint Paul avait déjà prononcé que «le visible n’est qu’un voile posé devant l’invisible». Les choses dont on peut négliger l’apparence deviennent transparentes aux yeux de l’esprit. Ce qui préoccupe Plotin est la vraie grandeur, la vraie distance. «D’où vient, demande-t-il, que les objets éloignés paraissent plus petits et que, à une grande distance, ils paraissent à un intervalle plus considérable tandis que les objets voisins sont vus avec leur vraie grandeur et à leur vraie distance?» (Ennéades , II, VIII, 1). Or vraie grandeur et vraie distance ne sont reconnaissables que si tous les détails sont présents. Ce qui exclut la perspective géométrique. Toute scène, si compliquée soit-elle, doit donc être présentée entièrement au premier plan et tous les éléments d’une même image doivent figurer alignés côte à côte dans ce plan unique. On négligera de simuler une profondeur, un espace que rien n’occupe.Ainsi que l’a remarqué A. Grabar,«Plotin nous apprend que la vision de surface nous garantit même, dans certaines conditions, contre la perception de la matière». C’est la contemplation qui seule peut permettre, en négligeant la matière pure qui est le non-être, de faire apparaître l’ordre spirituel qui se reflète en elle.Contemplée avec les yeux intérieurs, l’image a une importance capitale dans cette physique spiritualiste. Elle nous offre une vision du Noûs, elle est l’instrument d’un savoir qui n’est pas acquis par des additions successives. Ce savoir ne se formule pas en propositions, il s’exprime en de belles images. La contemplation de l’intelligible est disjointe d’une conscience de soi. C’est à l’état d’abolition de son être dans le tout que l’homme doit parvenir. La connaissance, avec Plotin, se transforme ainsi en une émotion imprécise, un sentiment vital, une «Stimmung» insaisissable.On sait assez à quel succès devait être promise, chez les théologiens et sermonnaires du Moyen Âge, l’image des yeux intérieurs. C’est la Bible des pauvres qu’annoncent les représentations neuves qui apparaissent au Bas-Empire. La postérité de celles-ci dans la sculpture médiévale conduit précisément R. Bianchi Bandinelli – qui a mis en relation la moindre diffusion des modèles hellénistiques dans les deux derniers siècles de l’Empire romain, d’une part avec la modification alors intervenue dans la participation des classes supérieures à la culture, avec, d’autre part, le renouveau des cultures périphériques axées sur de nouvelles exigences – à poser la question: décadence ou nouvel âge?«De jour en jour déclinant, [les] arts en vinrent peu à peu à perdre l’entière perfection de la forme...», écrit Vasari dans ses Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes italiens (1550). La forme naturaliste de l’art grec qualifie, en effet, un schéma iconographique issu d’une longue maturation culturelle et longtemps stable. Regardée comme supérieure et « légitime», elle a, par là même, valorisé la conception rationnelle du monde qu’elle exprime et la pensée logique dont elle est solidaire.Le retour à des formes préhellénistiques, reprises comme modèles mais interprétées selon la nouvelle vision irrationnelle et symbolique, est en fait inséparable d’une réaction contre la conscience critique. Le sang appauvri par le raisonnement, «aminci», écrit E. M. Cioran, «par les idées», «le sang rationnel» (!) provoque, en définitive, un dangereux dégoût. «L’erreur de ceux qui saisissent la décadence est de vouloir la combattre alors qu’il faudrait l’encourager: en se développant elle s’épuise et permet l’avènement d’autres formes», lit-on encore dans le Précis de décomposition . Peut-être. Mais il faut bien voir qu’un tel processus s’accompagne d’abord d’une réactualisation d’états antérieurs, d’ailleurs toujours susceptibles de reproduction, c’est-à-dire d’une réactivation de ce qu’il y a de plus primitif dans notre vie psychique et qui est, au sens littéral du mot, ainsi que Freud l’a montré, impérissable.
Encyclopédie Universelle. 2012.